Expédition en kayak au Spitzberg

Samedi 16 juillet 2022

Ce n’était pas gagné de rejoindre le Spitzberg uniquement desservi à ce moment-là par SAS, la compagnie scandinave en grève qui voit plus de 75% de ses vols annulés. À vrai dire, il n’y avait aucun vol la semaine d’avant, tous les voyages ont dû être annulés, et il a fallu affréter un charter pour évacuer les Français bloqués à Longyearbyen. Mais alors que les panneaux annoncent quasi tous les vols SAS annulés ce samedi, les nôtres sont bien là.

Le Spitzberg est un territoire désertique situé dans l’arctique, aux mêmes latitudes que le nord du Groenland. Il est majoritairement recouvert de glaciers sauf au niveau des côtes. Sous loi norvégienne il dispose d’un statut neutre autorisant à n’importe quel pays d’y établir des colonies à but industrielles. Il y a donc Longyearbyen, ville minière norvégienne de 2000 habitants, Barentsburg, ville minière russe de 150 habitants, ainsi que diverses villes fantômes désertées au fur et à mesure de la chute de l’exploitation du charbon. Le reste de l’archipel appartient aux ours, rennes, renards polaires, baleines, phoques, morses et autres oiseaux dont la chasse est interdite.

Longyearbyen est une ville moche sans aucun intérêt : canalisations non enterrées (pour le gel), c’est plus un port industriel qu’une ville. Tout est régi par la mine encore en activité, au milieu de ruines d’anciennes abandonnées et de conteneurs.

À peine sorti de l’aéroport que l’on reçoit le brief sur le fameux panneau ours. Situé aux exterminés de la ville, il indique qu’il est interdit de dépasser le panneau sans être armé. Et pour nous mettre dans l’ambiance, on nous explique qu’au camping, situé à côté de l’aéroport, derrière le panneau, en 2020, un ours est arrivé par la mer, et attiré par la nourriture qu’un touriste avait laissée dans sa tente, y entra. Moralité : un ours abattu et un touriste mort. L’ambiance est posée.

Il n’y aura plus de nuit pour nous pendant 15 jours. Le soleil ne varie presque pas de hauteur entre midi et minuit, ce qu’il fait qu’il est impossible d’avoir la moindre idée de l’heure qu’il est.

Dimanche 17 juillet 2022

Le Spitzberg a un statut particulier et est régi par le traité du Spitzberg de 1920. Sous gouvernance norvégienne et démilitarisée, chaque pays signataire a la possibilité d’y installer des colonies à but industriel. Les Norvégiens exploitaient le charbon à Longyearbyen, et les Russes rachetèrent les colonies de Pyramiden et Barentsburg aux suédois et hollandais. La première fut abandonnée en 1998 à la suite de l’arrêt de l’exploitation de la mine, et est désormais une ville fantôme laissée aux mains des oiseaux, ours, rennes et renards.

En attendant le départ de l’expédition le lendemain, une journée de tourisme. 4h de bateau pour rejoindre le glacier au fond de l’Isfjord parmi les oiseaux, macareux et baleines nous accompagnant, puis Pyramiden. Visite guidée par une jeune Russe bien armée, au discours de propagande bien rodée d’une cité fantôme, qui à son apogée représentait l’utopie du modèle soviétique. Un petit air de post-apo pour de vrai.

Au retour, notre groupe était au complet. Le briefing ours et sécurité avait de quoi nous faire réfléchir “mais on voulait vraiment être là ?”. Nous allions passer plus d’une semaine à douze à ne jamais s’éloigner à plus de 20 m les uns des autres, à toujours être à vue, n’avoir aucune intimité, faire des tours de garde de 2h chacun son tour armé d’un flare gun, avec un guide qui ne quitte jamais son fusil chargé de munitions capables d’abattre un ours. Mais le groupe avait l’air d’être vraiment chouette, plein de chouettes rencontres en perspective, et toute façon on ne pouvait pas faire demi-tour, c’était toujours la grève chez SAS.

Lundi 18 juillet 2022

Départ de l’expédition ! Il y a tellement de vent qu’aucun bateau ne prend la mer aujourd’hui. Sauf le nôtre, le “Farm”, un petit rafiot sur lequel il y a à peine la place de mettre nos kayaks, nos affaires, et de quoi monter un campement pour une semaine. 15h de bateau à 10km/h avec une houle à vider les comprimés anti mal de mer de la pharmacie de Longyearbyen pour être débarquée sur une île déserte au milieu de la baie du roi entre glaciers et accueilli par des phoques, bien curieux de voir arriver notre bateau.

Après une courte reconnaissance, pas d’ours à l’horizon, montage du camp, la nourriture d’un côté, les tentes de l’autre, entre les rennes sauvages et les petits renards qui jouaient non loin. Les 15h de bateau avec des bouts de sommeil entassés dans 4 couchettes à 12 nous ont complètement coupés d’un quelconque horaire. On décide de prendre 5h de repos et de commencer donc les tours de garde pour ensuite lancer une “journée”.

À partir de maintenant la notion de jour n’aura plus vraiment de sens, coupés de tout et en luminosité constante 24h/24 : on passe le temps que l’on décide pour nos activités de la journée. Lorsqu’on a faim, on mange, puis on décrète qu’il est minuit heure du camp, on lance un temps de repos de 10h, avec 5 tours de garde de 2h. On verra pour la reconnexion au retour (spoiler on s’est décalé de quasiment 12h par rapport à l’heure officielle sans s’en rendre compte). N’avoir aucune contrainte externe sur la gestion du temps est une expérience assez extraordinaire.

Mardi 19 juillet 2022

Les paysages du Spitzberg sont monotones et magnifiques. Le centre est recouvert de glaciers, et les côtes sont formées d’alternance entre montagnes et langues glaciaires qui descendent jusqu’à la mer. Le front de mer des glaciers s’étend sur plusieurs kilomètres en longueur pour une hauteur aux alentours de 50-60m, qui est une sorte de limite physique : au-delà la glace est trop lourde et se brise. Les glaciers avancent en permanence sur la mer tandis que s’effondrent de gigantesques morceaux de glace dans un puissant bruit sourd qui ressemble à s’y méprendre au bruit du tonnerre.

Pour commencer la journée, nous grimpons au sommet de l’ile. Sur la quarantaine d’espèces d’oiseaux du Spitzberg, nous avons dû quasiment toutes les voir au cours de ce voyage. L’avantage d’avoir deux naturalistes dans le groupe, c’est que l’on en revient avec une sacrée connaissance en piaf !

Ici les animaux n’ont jamais été chassés (à part la baleine qui a été quasiment exterminée il y a plusieurs siècles par les Hollandais), et ne connaissent pas les humains. Alors les oiseaux volent au-dessus de nous, se posent à côté et ne s’enfuient pas à notre approche.

Arrivés en haut de l'île, nous avons une vue vertigineuse sur la baie du roi et ses glaciers à perte de vue. Après une descente qui aurait pu être rapide si nous n’étions pas tombés sur un Lagopède et ses petits (en vrai c’est juste une Poule…), le vent est tombé. Nous sortons alors les Kayaks pour traverser le bras de mer et venir voir le glacier qui faisait face au camp de plus près.

Avec aucune construction humaine ni arbre sur l'île, nous n’avons aucun repère. Quelque chose qui semble être à 100m se trouve régulièrement en réalité à plus de 3km. La seule façon d’estimer correctement les distances est de regarder les blocs de glace tomber, et compter le délai avant le bruit de tonnerre qui s'ensuit. Chaque seconde d’écart nous donne 300 m de distance.

Après avoir traversé une couche de glace et d’iceberg, accompagnés par un phoque très curieux et joueur, nous nous arrêtons à 200-300m du glacier. Plus près, ce serait trop dangereux. Nous admirons les gigantesques blocs tomber, se briser sur la mer formant des icebergs aux formes hasardeuses tandis que le tonnerre vient briser le silence ambiant. Le temps passe sans qu’on le mesure, nous laissant simplement poser à la surface l’eau devant ce spectacle fascinant à partager tout ce que les formes des icebergs nous évoquent.

Lorsque le froid et la fatigue se font sentir, nous faisons demi-tour pour revenir au camp puis lançons un repas. Une fois terminé, nous sortons l’horloge du camp que nous réglons sur minuit. C’est parti pour 10h de repas avec 5 tours de garde de 2h. L’heure réelle ? Aucune idée et aucun intérêt.

Mercredi 20 juillet 2022

Le moment du tour de garde est le seul moment où l’on peut enfin être seul. La pochette du pistolet d’alerte en bandoulière, on scrute le moindre recoin de l’horizon. Et le moindre caillou semble bouger, le moindre point blanc ressemble à un ours … Mais en fait rien. Juste le bruit des oiseaux et du glacier qui gronde en continu tel le tonnerre en déversant les blocs de glace dans la mer. C’est un spectacle fascinant. Mais pas d’ours cette nuit non plus.

Au matin départ au Kayak pour traverser le bras de mer et poser nos Kayaks rive droite du glacier en emportant le matos de rando. Arrivé, nous chaussons les chaussures de rando et partons dans la montagne au fur et à mesure que le temps se lève. Au moment de faire une pause déjeuner, la vue sur notre ile au milieu de la baie du roi s’offre à nous, dans des lumières magnifiques que seul le Grand Nord sait offrir. Nous continuons l’ascension jusqu'à l’arrivée de nuages menaçants qui nous font descendre vite au Kayak alors que la pluie arrive. Elle ne sera que de courte durée et sera absente du retour au Kayak, pendant lequel, on ne s’en lassera jamais, nous ferons un détour au-devant du glacier.

À défaut de pouvoir fêter cette belle journée avec une bonne bière, on ira à 4 essayer de se baigner dans l’eau, qui ne doit pas dépasser les 3°C parmi les icebergs. Il faudra plus que deux heures pour que l’on puisse récupérer le moindre orteil :)

Jeudi 21 juillet 2022

Le temps est couvert ce matin, d’épais nuages recouvrant le ciel dans toutes les directions, laissant juste de temps à autre quelques rayons de lumière traverser. Il n’y a pas de vents, nous partons donc en Kayak pour une longue journée qui va consister à faire le tour de l'île, s’arrêtant déjeuner de l’autre côté, à côté des ruines d’une ancienne mine de marbre anglaise.

De retour au camp après un passage juste magique à travers d’immenses icebergs lâchés par le majestueux glacier du roi. Cela donne des moments où l’on pose les pagaies et on se laisse glisser sur l’eau, dans un silence que vient juste briser le bruit de la glace qui se craque. C’est assez magique.

Le soir au camp, deux ours, une mère et son petit viennent nous rendre visite. Ils passent à moins de 40 m du camp, sans s’arrêter. Groupés autour du guide sur le qui-vive, nous les laissons passer et s’éloigner tandis que nous continuons à les observer aux jumelles avant qu’ils ne plongent dans l’eau tous les deux et disparaissent de notre vue.

Prédateur ultime de ce territoire, jamais chassé et aucune connaissance des humains, ils nous ont simplement ignorés, tel un chat qui passerait à côté d’une fourmi. Le fait d’être un groupe assez nombreux, regroupé et éveillé, à visiblement eu raison de leur curiosité d’explorer nos sacs de nourriture.

Autant dire que c’était un peu l’apothéose de la journée…

Vendredi 22 juillet 2022

Grosse journée ! Démontage du camp que l’on charge intégralement dans et sur les Kayaks. Cela semble improbable, mais tout finit par rentrer : nos affaires, nos tentes, couchages, nourritures, déchets, puis départ pour 20km contre le courant sous des nuages bas assez bien installés dans le fjord.

Les phoques continuent à jouer avec nous sur le trajet, au fur et à mesure que nous traversons les icebergs et passent les glaciers de la baie du roi. Nous contournons une presqu'île sur laquelle nichent des colonies d’oiseaux, dont certains comme le Guillemot de Brünnich, une sorte de mini pingouin ont des cris impressionnants dont l’écho rebondit sur les falaises. (Surtout ceux-là, ça donnait l’impression de rires démoniaques dans ce paysage silencieux, vide et sous la brume).

Après pas mal d'efforts (on est pas mal chargés), on accoste au fond du Fjord sur une plage magnifique, en face de 3 glaciers, dont le glacier du Roi. Dans notre dos, une myriade de langues glaciaires.

Il fait beaucoup plus froid ici. Mais la vue…

Samedi 23 juillet 2022

Ce matin les nuages n’ont pas bougé, ils sont bas et écrasants. Le glacier du roi à lancé d’énormes icebergs pendant la nuit, dont une longue série est venue s’échouer sur notre plage. Ce glacier est notre destination aujourd’hui, à pied. C’est la journée de bottes, pied dans l’eau et surtout dans la boue.

On décide de faire une courte journée pour décaler notre rythme. En effet, cela fait plusieurs jours que l’on constate que les nuages disparaissent quelques heures au plein milieu de notre nuit. Autant donc, essayer d’inverser notre jour et notre nuit.

Aucune photo ne pourra rendre le massacre de cette journée : plusieurs heures à progresser dans la boue quasi jusqu’aux jambes, qui finissent par rentrer dans les bottes, et/ou chaque pas est un défi en soi. Finalement, c’est bien plus simple en Kayak pour atteindre un glacier !

Dimanche 24 juillet 2022

Bon et bien notre idée de décaler dans le temps notre journée n’aura pas donné grand-chose : au réveil le ciel est complètement bouché et il fait froid. Nous chargeons les Kayaks avec nos affaires de rando et partons traverser la baie pour rejoindre une presqu’ile en face. Nous laissons les Kayaks sur la plage, et montons sur le sommet. Sauf que de là-haut nous ne verrons rien du tout complètement perdu dans les nuages. Il y a un côté surréaliste d’être au milieu de nulle part, entouré seulement de blanc. En revanche pour les photos, c’est raté.

Nous croisons forcément des Rennes (sauvages à la différence de la Scandinavie), une espèce endémique de l’archipel, plus petite que ses cousins du sud. Des traces d’ours, un phoque, un renard, des oiseaux, un renard chassant des oiseaux…

Au moment de retourner aux Kayaks, nous choisissons de ne pas rentrer, mais de pagayer jusqu’aux colonies d’oiseaux vues deux jours plus tôt. Mais finalement, arrivés sur place, les Guillemots n’étaient pas là (ces pingouins au rire démoniaque). Bref, journée décevante.

“Deux Ours dans l’eau devant, venez à gauche”. Yannick, notre guide (best guide ever !), qui n’a cessé d’être vigilant un seul instant. Ce sont surement les mêmes que nous avons croisés trois jours plutôt, ce que nous déduisons à la présence du collier GPS de la maman. Ils nagent jusqu’au bord, chopent un poisson sur le chemin, cassent un peu la croûte et réfléchissent. La mère voulait sûrement continuer le long de la plage, mais la présence de nos Kayaks devait la questionner. Alors elle et son petit grimpent sur la falaise et continuent de l’autre côté. Nous les suivons tranquillement en Kayak pour continuer à les observer. Le petit est vraiment très curieux et tente plusieurs fois de s’approcher vers nous sous les grognements de sa mère. Nous restons à distance de sécurité et profitons de ce moment assez unique. Nous finissons par les laisser, après les avoir surement un peu trop gênés

La brume est tombée jusqu’à la mer, et le retour se fera dans un silence quasi complet, juste brisé par le bruit de la glace qui craque autour : après ce moment si riche en émotions, nous n’avons rien à dire, alors nous nous laissons glisser jusqu’au camp, dans un décor fantasmagorique. Bref, the journée du voyage.

Je vous fais grâce des 30 photos des ours…

Lundi 25 juillet 2022

C’est notre dernier jour, et il se fera sous un insolent beau temps. Nous en profitons pour une légère randonnée sur le promontoire derrière le camp, nous offrant la vue sur toute la baie, vue qui est cachée par les nuages depuis plusieurs jours. Cette vue est démente : des glaciers à perte de vue dans toutes les directions. On est bien petit nous à côté de tout cela. On aperçoit même quelques voiliers pénétrant dans la baie du roi.

De retour au camp, impossible de résister à l’envie de prendre une dernière fois les Kayaks, de retourner au pied des glaciers et pour certains de tenter le débarquement sur des Icebergs. Il fait tellement beau que pour la première fois on se pose la question de potentiels coups de soleil. Cette question trouvera vite sa réponse : à peine les Kayaks retournés sur la plage que ce fugace beau temps disparaît.

Il nous reste à ranger le camp, prendre un dernier repas et attendre notre bateau sous un froid humide. Celui-ci arrivera avec 5h de retard sur l’heure de rendez-vous. Lorsqu’il se révèle aux jumelles, il est temps d’embarquer pour un retour à la civilisation.

Mardi 26 juillet 2022

La mer était plus calme qu’à l’aller, et de toute façon, à peine embarqué que l’on a été s’entasser à 3 par couchettes. Au réveil, 12-13h plus tard, nous sommes arrivés à Longyearbyen. Nettoyage du matériel puis moment tant attendu depuis plus d’une semaine : une douche !

Le soir, au restaurant pour fêter cette expédition, et aussi, surtout, pour fêter mon anniversaire ! Puis ça sera un au revoir au groupe qui rentre demain, alors que nous, nous restons une journée de plus pour faire du tourisme chez les Russes.

Mercredi 27 juillet 2022

Dernier jour au Spitzberg, et un peu de tourisme. Direction Barentsburg, à l’ouest de l’Isfjord. Seconde et dernière ville du Spitzberg encore en activité au de sa mine. Comme Pyramiden, c’est une ville russe. La population est passée de 800 personnes à 150 depuis le début de la guerre en Ukraine ; le charbon n’est plus exporté vers l'Europe, il ne sert qu'à faire fonctionner la mine, et s’entasse sur la plage. La mine est “managée” par des Russes, qui envoient des mineurs ukrainiens au fond de la mine, et le tout servi sur ton de propagande du jeune guide russe. Ambiance année 70 garantie.

Sur le chemin on a la chance d’apercevoir un ours au loin et un phoque qui ne sait où donner de la tête entre notre bateau d’un côté et l’ours de l’autre côté. Au retour on aperçoit l'ancienne ville abandonnée autour de mines qui n’ont jamais été rentables, avant de rentrer à Longyearbyen pour une dernière soirée.

Le lendemain, on enchaîne trois vols en deux jours avec une soirée à Oslo avant d’arriver à Paris. Passage de 5° à 35°. On avait presque oublié que c’était un été chaud :)

Merci de m'avoir lu jusqu'au bout !

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